Interview pour la revue Niepcebook N°13
Comment vous est venue l’idée de construire des paysages « industriels » à partir d’objets « communs » et de petite taille ?
Un petit croquis noté au stylo bille dans un cahier posait, il y a plus de 15 ans, la question de l'échelle à travers un empilement de boites de conserves qui
pouvait donner l'impression d'un édifice monumental. En 2018 le temps était sans doute venu de développer cette idée à travers un dispositif simple: poser des objets sur une table et expérimenter le passage de la nature morte au
paysage par des moyens tout aussi simples: un jeu sur le point de vue, la profondeur de champ et les échelles. La photographie trouble volontiers ces repères. Ajoutons à cela la référence aux
travaux des Becher et s'ouvrait une joyeuse perspective de travail.
Que souhaitez-vous provoquer chez le spectateur ?
Pour tout artiste l'important, je crois, est de provoquer du rêve. Mais au delà, je suis très attentif au parcours mental que le spectateur ne manquera pas
de faire. A savoir: entrer dans une image d'abord tout aussi rassurante que plastiquement séduisante, puis douter de ce qui est réellement sous ses yeux, puis découvrir le subterfuge et,
finalement, la secrète jubilation d'avoir été un instant dupé. S'instaure alors une connivence joyeuse entre l'artiste et le spectateur, c'est ma récompense.
Pourquoi le choix du N&B ?
Est ce la fidélité à
une ancienne pratique argentique qui a maintenant acquis la force d'un véritable cadre mental? Est ce la prise de distance au réel qu'offre le noir et blanc? Est ce encore la croyance en la
fécondité poétique des contraintes que l'on s'impose? Je ne sais pas.
Pourquoi ne travailler que la « nature morte » ?
La nature morte est en effet un élément du dispositif qui me préoccupe mais elle n'a d'intérêt pour moi qu'à condition qu'elle soit l'objet d'un heureux
malentendu (ou d'un heureux "mal-vu"), une confusion soigneusement entretenue qui relève du calembour visuel. Faire voyager le spectateur dans des paysages oniriques en lui proposant des natures
mortes de construction très classique c'est un paradoxe qui me ravit!
Pour cette série mais plus généralement dans votre travail, les objets photographiés sont des objets du
quotidien détournés de leur fonction première ? Pourquoi ? Comment les choisissez-vous ?
Les objets du quotidien sont les premiers éléments avec lesquels, enfants, on a construit des mondes merveilleux. On peut dire que les objets sont d'abord
sélectionnés pour leur potentiel photogénique. Par leur aptitude spécifique à jouer avec la lumière, par leur singularité ou parfois leur humilité, ils forment une troupe de théâtre hétéroclite.
Ce sont eux qui prennent en fait la parole et qui décident du rôle qu'ils vont jouer. Certains jouent dans plusieurs séries, d'autres n'ont pas encore trouvé de rôle mais leur tour
viendra.
Considérez-vous cette série comme terminée ?
Sait on jamais mais l'essentiel est sans doute dit.
Comment se passe une prise de vue ?
Je pourrais dire que ça commence par la rencontre et la sélection des objets. Une familiarité se crée avec eux qui me suggère peu à peu la mise en scène
qu'ils réclament. Quelques croquis servent d'ébauche et permettent de visualiser les grandes lignes de l'image à venir.. Viennent ensuite la mise en place sur la table et les choix de
composition, d'éclairage et de point de vue. C'est une étape incertaine où pourtant tout se joue. Parfois rapide, nécessitant parfois de nombreux repentirs. J'ajuste, je recompose, je déplace
jusqu'au moment où j'aperçois dans le viseur l'évidence de l'image que je cherche.
Pourquoi photographier ?
La photographie nait historiquement avec la fixation de l'image. Photographier c'est donc retenir quelque chose qui va disparaitre. En l'occurrence fixer
le travail de mise en scène réalisé en amont qui se résume à une installation souvent précaire et dérisoire, qui ouvre pourtant une fenêtre sur un
ailleurs glorieux et qui sera détruite sitôt le cliché enregistré.
Pourquoi le choix de la verticalité dans la mise en scène de tous vos objets ?
En effet, la verticalité permet à ces objets de se dresser devant nous dans une frontalité presque arrogante. Une apparente autorité qui fait oublier un
instant l'extrême modestie de leurs origines. A l'instar de la "Lettre volée" de Poe, la mise en évidence de l'objet dans sa vérité (ce que les titres, d'ailleurs, rappellent invariablement)
devient curieusement ici un puissant artifice qui nous détourne du réel pour nous inviter à recréer mentalement un ailleurs.
Quelle est la part de l’humour dans votre série ?
L'humour que l'on peut ressentir dans ces images est souvent proche d'une bienveillante dérision. Hésiter entre le grand et le minuscule, le noble et le
vulgaire, l'imposant et le négligeable n'est ce pas déjà sourire de nous même? Une fois ressentie, cette hésitation sans fin ne peut que se transformer en connivence humoristique. L'humour est un
irrésistible vecteur de partage.
Votre travail semble ne suggérer que mécanisation ou industrialisation.
Est-ce volontaire ? Pourquoi ?
Peut être parce que l'industrialisation produit des objets insolubles dans le paysage réel. Contrairement aux réalisations architecturales, ils restent
malgré tout des objets et se prêtent aisément aux confusions d'échelle.
Vous créez des paysages. La réalité ne vaut-elle pas la peine d’être photographiée ?
Oui,on peut se plaire en effet à voir des paysages mais l'image originelle est pourtant bien issue d'un réel que j'ai eu devant moi, de "ce qui a été"
devant l'objectif. Portés par notre propre illusion, que voit-on au final? Que croit-on, ou aimerait-on voir sinon une réalité autre et idéale? Une vérité paradoxale, tout aussi légitime que
celle qui nous entoure.
Février 2020
Vé, ces mocos…/ Daphnée Albert in La Strada.
Du plus trivial et du plus ordinaire, Gilles Boudot crée des mondes merveilleux. A partir d’ustensiles ménager, rebuts du quotidien,
il crée de petits théâtres, assemblés minutieusement, desquels naîtront images et photographies… L’artiste questionne la perception, et peut-être plus encore le désir de l’observateur. Autant de
questions philosophiques émergent à propos de l’illusion, du subterfuge. Que voit-on ? Que croit-on, ou aimerait-on voir ? Ses photographies évoquent des paysages marins, et ce, même après avoir
saisi le jubilatoire subterfuge. Véritables calembours visuels, l’esprit et l’imagination nous mènent à ce désir, presque mystique, de n’avoir de cesse de recréer mentalement un ailleurs, un
espace comme en
équilibre…
Daphnée Albert, mars 2019
Les mensonges de la Vérité / Thierry Le Gall
Gilles Boudot dit regretter de n’avoir pas été peintre ; soyons heureux qu’il ait choisi la photographie qui, comme la peinture en son temps, a aujourd’hui conquis, de haute lutte, ses lettres de noblesse. La réflexion qu’il conduit au fil de ses séries photographiques atteint en effet une pertinence profondément liée au medium et qui n’eût que difficilement pu s’exprimer dans le champ de la peinture, toujours suspect d’être plus ou moins fictionnel. J’ai eu la chance de bénéficier d’une visite guidée en sa compagnie à la Galerie du Canon (Toulon) où il expose actuellement. Et les bonnes choses sont faites pour être partagées.
L’exposition propose quatre séries de photographies qui jalonnent son parcours. Elle révèle à l’historien de l’art que je suis
une fine compréhension des enjeux de la peinture nordique du XVIIe siècle, et notamment de certains genres qui s’y développèrent suite à la baisse, consécutive à la Réforme protestante, des
grandes commandes religieuses. Nature morte (Still Leben) et paysage. On en retrouve les atmosphères dans les compositions et les éclairages subtils qui caractérisent ses mises en scène, et même
dans le noir & blanc dont la délicatesse évoque celle que conquérait alors la couleur. Mais cette référence esthétique ne saurait résumer sa démarche. Nombre des enjeux de l’époque sont en
effet d’ordre métapictural – mise en abyme de la représentation ou de l’espace, trompe-l’œil, l’art en train de se faire, autoportrait, jeux de miroirs, insertion auctoriale… – et leur intérêt se
voit radicalement renouvelé par l’usage qu’il fait du medium photographique.
Quelle que soit la thématique abordée par chacune des quatre séries exposées, la fidélité au fil conducteur de l’œuvre est
constitutive de sa cohérence : « Qu’est-ce que je regarde ? » (je le cite) nous demandent les photos de Gilles Boudot. Cette actualisation des problématiques du trompe-l’œil ou de la citation n’a
rien d’anecdotique et les photographies de Gilles Boudot l’abordent donc avec rigueur. Si la photographie a détrôné la peinture dans sa fonction de compte-rendu, ce n’est pas tant parce qu’elle
serait d’exécution plus facile qu’en raison de son caractère de témoignage incontestable. Le fameux « ça a été » de Barthes. Vérités oxymoriques, les photos de Gilles Boudot rendent strictement
compte d’un artifice qu’il a créé mais qui « a été », et la question qu’elles posent dépasse largement celles, évoquées au passage, de la fonction de la photographie, de sa vocation à témoigner,
de sa place dans l’art en tant qu’œuvre esthétique, composée ou reproductible…
Le « Qu’est-ce que je regarde ? » de Gilles Boudot fait, 25 siècles plus tard, écho aux diatribes d’un Platon qui, dans La
République, s’en prenait aux peintres et aux poètes, ces faussaires dont l’œuvre mimétique rend seulement compte des apparences,… Platon dont les dialogues interrogent sans relâche la validité
des informations apportées par nos sens. Cet écho trahirait-il une préoccupation datée ? On pourrait alors le reprocher aussi à Montaigne, dont le « Que sais-je ? »
vingt siècles après Platon, continue de résonner dans toute démarche intellectuelle, et tout aussi bien à Descartes dont la réponse en trois mots, – « Cogito ergo sum » – résume le doute
universel qui enveloppe la prise de connaissance. C’est en fait l’universalité du questionnement relatif à la qualité de ce qui nous informe qui le rend, pour toujours, d’une actualité
brûlante.
Par-delà des préoccupations artistiques légitimes et que l’on pourrait considérer comme des formulations d’avant-garde destinées à s’ouvrir à
l’ensemble des questions philosophiques, politiques et sociales, le travail de Gilles Boudot interroge, à l’heure de la pub et des fake news, la validité de l’information non soumise au
questionnement systématique de l’intelligence et de la raison. Ses photographies exercent donc une fonction sociétale : ce sont des contre-pouvoirs.
Thierry Le Gall, mars 2019
Les Grands Rangements/ Chroniques Nomades Auxerre/ Jean Christian Fleury
Au départ, l'œil est attiré par un paysage maritime: plus précisément, par une vue panoramique de port, harmonieuse et sereine. Telles celles du peintre Claude Lorrain, elle semble issue d'un rêve avec ses architectures fabuleuses illuminées à contre-jour par un soleil dont on ne sait s'il est déjà couché ou s'il va bientôt apparaître. Et puis, à y regarder de plus près, tout chancelle: on change d'échelle, les bâtiments étranges se métamorphosent en une accumulation d'objets hétéroclites et on ne peut plus prosaïques, hangars, quais, bassins, estuaire, côte rocheuse cèdent la place à un bidon d'huile, une râpe à fromage, un vieux poste de radio ou un réveille-matin, le tout disposé sur une table. La mer est une toile cirée et le ciel un mur sali.
Gilles Boudot joue franc jeu, nulle volonté de tromper le spectateur qui a tout loisir de passer du paysage à la nature morte et inversement; et on ne saurait dire laquelle des deux est l'image cachée.
Les références à l'histoire de la peinture abondent dans l'œuvre de ce photographe. On ne peut s'empêcher de penser aux portraits composés faits d'éléments détournés - fruits, fleurs, objets divers - des peintres maniéristes comme Arcimboldo ou aux paysages anthropomorphes de la peinture flamande ou hollandaise du XVIIe siècle. Toute cette tradition oblige le regard à une double lecture qui renvoie symboliquement à l'inscription de l'homme parmi les éléments de la nature ou du milieu social.
Avec ses mises en scène photographiques, Gilles Boudot tient bien sûr un autre propos. S'il suscite cette même oscillation sans fin de l'interprétation qui hésite entre le noble et le vulgaire, c'est pour miner la confiance avec laquelle le spectateur aborde ses images, sublimées et mises à distance par un dispositif de présentation complexe et raffiné. Ce spectateur, le voici renvoyé à lui même, confronté à son illusion. Mais, en compensation, le voici conscient d'un formidable pouvoir qu'il avait peut-être négligé : celui qui lui permet de voir un visage dans un nuage ou un animal fabuleux dans une roche érodée.
Jean-Christian Fleury 2017
Maison de la Photographie, Toulon / Ercole Pasini
Gilles Boudot présente trois séries de photographies: Les Phénomènes Simples, les Grands Rangements, les Oratoires Domestiques. Sur le plan visuel, il s'agit de natures mortes composées d'objets divers, souvent modestes, toujours usuels. Au delà d'une organisation rigoureuse, ces mises en scène, nourries de références classiques, nous donnent l'intime conviction que quelque chose se joue dans l'image qui dépasse le simple constat photographique et qui confine au dialogue, voire à la connivence entre les objets eux même.
Les Phénomènes Simples nous exposent le saisissement d'un événement éphémère de caractère expérimental. Un phénomène de physique est convoqué sous nos yeux et, avec des moyens dérisoires, une énergie que nul ne peut contester semble désormais à l'œuvre. Mais le champ de l'expérience se déplace bientôt et concerne peu à peu notre irrépressible besoin de croire à ce que l'image affirme.
Les Grands Rangements, par ailleurs, nous invitent à une lecture détaillée d'objets posés sur une table et qui restent clairement identifiables. Pourtant, en dépit de la précision insistante de la prise de vue, une distraction nous saisit. Avec une égale insistance, un ailleurs se présente. Un paysage s'interpose, inévitable, défiant notre raison. Une oscillation, que l'on module à loisir, s'installe désormais entre le soin méticuleux d'un inventaire et la constante tentation d'une échappée vers des horizons éblouissants et idéaux.
Les Oratoires Domestiques, enfin, s'apparentent à des autels votifs où se négocient, par l'entremise des objets les plus humbles, d'indéchiffrables pactes. Les objets de la vie courante, ainsi mis en scène, changent de statut et, perdant une part de leur identité, se trouvent chargés d'une puissance qu'on ne leur connaissait pas.
Les photographies, ici présentées, sont tantôt tirées sur papier baryté Agfa MCC111 ou sur Adox Fine Print Vario Classic puis contrecollées sous une glace claire par un procédé à base de gélatine et de verre soluble, tantôt sont issues d'impressions numériques contrecollées sur Dibond.
Les formats panoramiques ou carrés, ainsi que les dispositifs de monstration (châssis/glissières en métal, filets dorés ou caissons noirs) confèrent aux images une dimension qui apparait d'emblée affirmative, presque austère. Pourtant, tout bien considéré, cette austérité précieuse cède discrètement la place à un univers poétique et ludique qui bientôt nous absorbe.
Ercole Pasini, déc. 2016
LES CHOSES ÉTANT CE QU’ELLES SONT…/ lilyane
Rose
Soit une grande "poissonnière et boîte d’Igol", une "grande corniche Henri II et pompe à vélo", une "couverture rose et brosse métallique", un "gonfleur de plage"... Et aussi, le "moule de fer", la "Vraie Nénette", où la "peau du chat Retrouvé"…
Etant donnés "la dilatation du gaz", "le principe des marées" et "la découverte de l’Emmental", TOUT BIEN CONSIDÉRÉ, vous êtes à la Maison de la Photographie, au cœur de l’exposition des œuvres de Gilles BOUDOT. En noir et blanc, argentiques*, esthétiques, de la "vraie" photographie, pour les amateurs et les autres.
De la vraie photographie, donc, qui nous décrit un bric-à-brac de vrais objets sans qualité, qu’on imagine collectionnés par un artiste ayant le goût surréaliste des choses au rebut. On pourrait effectivement voir dans le "céleri électrisé" ou le "Calor et mouchoir" (séries des Phénomènes simples) ce type de rencontre fortuite chère au poète ; cependant, ici, il n’y a pas de place pour le hasard. Les images obéissent à une rigueur plastique affirmée. D’abord, la "forme-tableau" - des natures mortes et des paysages crépusculaires - empruntés à la peinture du 17e siècle, une vieille dialectique photo/peinture, volontairement exhumée par l’artiste. Pas de hasard non plus dans la prise de vue frontale, minimaliste, l’éclairage, la mise en scène, l’équilibre. Toutes ces exigences plastiques, non sans une certaine affectation sous des dehors de simplicité, confèrent une beauté abstraite à ces objets dans leur banalité quotidienne (comme dans les "natures mortes silencieuses" de Lubin BAUGIN - excusez du peu !).
Et aussi, une mise à distance des objets pourtant présentés à l’échelle 1 (ou presque), dans le dispositif de monstration : la plaque de verre-écran, glissée dans une cornière métallique et le filet doré sur fond noir.
De l’ordre, de l’immobilité, du mystère.
Nous ne pénètrerons pas dans l’espace clos de ces scénographies muettes - un cabinet de curiosité, une table d’alchimiste (?) pour les "Phénomènes simples" - encore moins dans le "lieu" invisible mais intime des "Oratoires domestiques" ; quant à celui du paysage, aussi mental que physique des "Grands rangements"… !
Dans ces espaces comprimés, le temps s’est arrêté. Il y a quelque chose de comique mais aussi de poignant dans la fixité de l’énergie de ces expériences dérisoires - non pas en train de se faire, mais déjà advenues. Le photographe Gilles BOUDOT sait que le cliché a le pouvoir de congeler le temps, comme dit Diane ARBUS, qu’il transforme l’instant en passé ; rendant de ce fait, la mort présente, il nous plonge dans la nostalgie de ce qui va disparaître.
En revendiquant l’artifice de ces fausses expériences, de ces faux paysages, de ces faux oratoires, il attire notre attention sur la reproduction du réel, le sens des images photographiques et les conditions de leur réception. Reproduire le réel serait une entreprise illusoire, ces images qui rendent le familier mystérieux et le banal, sublime, tiennent de l’imposture. Ici, la réalité n’est pas celle qui s’imite, mais celle qui se crée. On a beau savoir que la mer est en papier, le palais en râpe à fromage, l’infini à 60 centimètres, on "marche" devant ces images à l’onirisme programmé !
La photographie, en fait, serait dans l’incapacité d’exprimer la vérité. Pour MOHOLY-NAGY, son objectif idéal est de nous apprendre à exercer une vision intensive. Certes. Mais l’aventure est malgré tout vouée à l’échec si on considère, avec Diane ARBUS, qu’une photographie est un secret qui nous parle d’un secret, plus elle paraît explicite et moins nous sommes éclairés.
On peut être surpris, agacé, déstabilisé par ces images d’une réalité artificielle, de l’appropriation ironique du sacré, du va-et-vient entre le sublime et le vulgaire. Gilles BOUDOT est un illusionniste, ses images nous mystifient, mais ce dont on ne peut douter, c’est qu’elles ont été créées par un authentique artiste.
Lilyane ROSE mars 2017
Les animaux d’Hercule / Gilles Boudot
En famille, on rendait visite de temps à autres à l’oncle Hercule. Il habitait avec sa femme dans un immeuble de la place Cathédrale à Toulon. La maladie l’avait coincé dans son cinquième étage avec balcon sans grand espoir d’escapades.
Je devais avoir environ trois ans et mes brefs séjours chez lui étaient chargés d’un fort potentiel d’ennui, aussitôt l’arrosage des géraniums et autres menus inventaires terminés je signalais la montée de mon impatience.
Jadis un gaillard entreprenant, Hercule était désormais une ombre lente et massive, sans vrai visage à mes yeux d’enfant.
Laissé un jour à la marge des conversations, l’oncle improvisa pour moi un modeste spectacle.
Dans un coin du salon se trouvait un poste de radio à lampes, sorte de meuble en bois vernis, façade de tissu vert pâle et dessus plat aux bords arrondis. Installé à bonne hauteur j’étais planté devant le poste, je regardais. Il sortit d’un tiroir une poignée de petits animaux en matière plastique verte légèrement translucide ( faons ou girafes offerts dans des paquets de café moulu), il les disposa sur l’appareil puis il commença les réglages.
Il alluma le poste et laissa chauffer les lampes, puis, balayant les fréquences, il s’aventura sur les ondes. Des vagues de
grognements modulés surgissaient du néant, s’étiraient, se superposaient dans un chaos méticuleux et imprévisible.
Quand la vibration adéquate fut atteinte, l’oncle Hercule augmenta le volume. Les petits animaux se mirent alors à s’agiter et à parcourir leur territoire, frénétiques, sur leurs jambes raides.
Le prodige était à l’œuvre. Incontestable.
La modulation du son permettait des figures, ménageait des pauses, provoquait des transes. Hercule le montreur d’animaux minuscules laissait la magie se répandre.
Il souriait, rattrapant au vol les imprudents, victimes du bord arrondi.
Enthousiaste et néanmoins perplexe, je cherchais sans doute à pénétrer le mystère de la vie des girafes en plastique, roulant d’informes hypothèses sur leur sensibilité à la chaleur des lampes, leur terreur du bruit blanc ou leur secrète soumission à l’autorité de l’oncle.
Je savourais, du phénomène, l’insondable simplicité.
Gilles Boudot août 2002
L’instant plausible d’une chose là./ Bernard Muntaner pour le catalogue du Musée Charles Nègre,
Nice
La nature morte mettant en présence des objets divers et les relations multiples qui s’opèrent entre eux, sémantiques ou plastiques, soulève d’une certaine façon la question du “contact”, fût-il compris dans l’espace même du vide et donc de son absence. Sur un plan visuel il s’agirait dans une nature morte de la nature même de la disposition, de l’organisation dans un espace défini, composé d’objets divers. Il en est des mises en scène qui font constater les objets et d’autres qui peuvent être théâtrales comme ici, et qui nous donnent l’intime conviction que quelque chose se joue là, devant nous...
Ici, les rapports de valeurs, du noir au blanc en passant par toute une gamme étendue de gris ainsi que les matières transparentes, translucides, réfléchissantes semblent se répondre et dialoguer entre eux et nous raconter quelque chose. De façon générale tous les objets dans les photos de Gilles Boudot sont statiques, posés, placés, fixés au sol, sauf un, qui n’est pas à sa place, du moins celle qui lui est communément attribuée. Il est là de façon incongrue : des chaussettes sont suspendues au-dessus d’un réchaud électrique comme l’est un napperon dans une autre photographie. Là n’est pas leur place. On sait pourtant que la chaleur monte et qu’elle peut faire s’élever des corps légers. Les chaussettes semblent gonflées par l’air chaud ; sont-elles suffisamment légères pour être soulevées par la chaleur ? Ce napperon de dentelle est-il suffisamment ajouré pour se tenir en suspension sous la présence/contact de la chaleur ? On a envie de dire « Oui, c’est possible ». Et le couvercle soulevé aussi haut de l’autocuiseur par une ébullition moussue ? « Oui, c’est possible », on a tous en mémoire un couvercle qui a dansé sous l’effet de l’ébullition (du lait par exemple), et qui nous a rappelé de façon sonore notre inattention.
Les photos de Gilles Boudot semblent nous “exposer” des phénomènes simples de physique. Nous assistons à des expériences, et ce, dans un court instant de l’expérience, car les chaussettes, ou le napperon, comme le couvercle, ne vont pas rester suspendus en l’air longtemps. C’est la prise instantanée d’un instant magique, la prise du vu, un saisissement de l’instant, d’un événement expérimental éphémère. C’est le contact subtil, furtif, la fugacité d’une chose là ; en quelque sorte son saisissement avant sa perte. Qu’importe vraiment de savoir si l’expérience est réelle ou simulée, car l’événement est plausible ; le fait ou non d’y croire est l’autre expérience qui nous occupe, qui nous importe dans l’image.
La dimension poétique et ludique des différents thèmes (Les mouvements de l’air chaud, Les changements de volume, Les attractions, Les épuisements), pourrait entretenir longtemps mon propos ainsi que la présence du climat d’étrangeté qui s’instaure dans ces photographies et qui me parle par certains côtés, de l’univers de Witkin, contacts s’il en est, dont je pourrais développer le questionnement, si ce n’était que Gilles Boudot n’arrête pas son propos à la mise en scène des natures mortes et à sa transmission photographique.
La photographie, une fois le tirage réalisé, trouve un inattendu prolongement dans sa monstration, une seconde mise en scène. La photo est collée contre un verre au point que, verre et photographie ne font qu’un seul matériau comme pourrait l’être un fixé sous verre. Il ne s’agit donc pas d’un simple verre posé sur une photo, laquelle souvent va se distraire de la vitre en gondolant par endroits. Gilles Boudot parle de cette tension que procure le verre et la photographie ainsi collés et l’aspect brillant/mouillé de l’image.
Autour de la photographie, il pose une marge noire qui va rajouter une dimension précieuse à l’ensemble, ce que conforte le filet doré placé à quelques millimètres de l’image. Ensuite cet ensemble est glissé dans une cornière en métal qui ne peut pas ne pas faire penser au châssis des premières chambres photographiques dans lequel on glissait le verre à impressionner. Là où on ne pourrait y voir qu’une simple anecdote, ou une citation analogique, s’opère un rebondissement ; car c’est à travers le verre dépoli placé au dos de la chambre ou sur le verre de visée d’un moyen format comme celui qu’utilise Gilles Boudot que vient se “fixer”, plus ou moins nettement, l’image avant la prise de vue, avant sa capture physique. En tournant la molette de mise au point, l’image se précise jusqu’à trouver “le contact“, l’instant juste sur le verre, c’est à dire “l’instant décisif de la netteté“, lorsque l’image, réfléchie par la lumière à travers le système optique, “se colle au verre“ et ne fait plus qu’un avec lui.
Gilles Boudot ne nous parlerait-il pas dans cette mise en scène de l’origine de son image, du premier contact qu’il a eu avec elle lorsqu’elle apparût sur le verre de visée ? La photo parlerait alors, en plus d’elle-même, d’un certain moment de la prise de vue, comme si le photographe nous disait « voilà ce qu’en premier j’ai vu sur le verre de visée, avant d’appuyer sur le déclencheur ». La photo ne serait plus la chose à voir mais la traduction mémorisée de l’apparition idéelle et idéale du premier contact que le photographe a eu avec “son“ image, immatérielle et pourtant bien là : intouchable sous le verre.
Bernard Muntaner, 25 mars 2005
SUR LE VIF / natures mortes / Ercole Pasini
Fin du XIX° s. l'actualité scientifique est portée à la connaissance du public. Des magazines de vulgarisation comme l'Illustration, la Nature, la Science Illustrée en présentent périodiquement les progrès et les héros. Leurs pages juxtaposent les comptes rendus, les feuilletons, les inventions.
Une science récréative voit le jour sous la plume de Tom Tit (Arthur Good) Sa Science Amusante, d'abord simple rubrique de l'Illustration devient dès 1890 un ouvrage en trois tomes qui connaît un succès international.
Un lectorat éclairé se forme, on s'informe avec avidité de l'état du monde: géographie, médecine, astronomie, physique, armement, curiosités…La photographie, conquête encore récente, y est expliquée avec un soin méticuleux. A partir de 1891 Frédéric Dillaye publie chaque semaine dans la Science Illustrée son traité sur L'Art en Photographie.
On s'instruit, on rêve et des applications suivent aussi, chez soi, avec des moyens souvent modestes.
Bien loin de la capitale, Arthur Batut, dans son village du Tarn, puise dans ces revues son savoir comme son enthousiasme. Il met les mots en pratique et convoque la magie des formules autour des matériaux disponibles: carton, gutta-percha, tissu enduit, bois, verre et caoutchouc.
Les principes acquis, voilà qu'il les dépasse: mise au point du Portrait Type en 1886 puis l'incroyable audace de la photographie aérienne en cerf volant dès 1888. Comme de précieuses contributions, ses images, à leur tour, seront gravées par Poyet et publiées dans La Nature en mars 1889.
Les publications scientifiques de vulgarisation ont constitué, en leur temps, une source d'inspiration puissante pour les inventeurs comme pour les artistes modernistes.
Un siècle plus tard, leur lecture trahit l'état d'une science largement dépassée. Un autre âge, un vieux monde.
Pourtant, le souffle merveilleux qui filtrait de ces lignes n'a, lui, pas faibli: les phénomènes décrits, renforcés par la simplicité des dispositifs qui les provoquaient, semblent avoir acquis une lumineuse évidence.
Lecteur fervent de ces ouvrages de pure poésie, Gilles Boudot en vérifie aujourd'hui la magie et reconstruit, dans ses photographies, le théâtre improbable d'un temps des origines.
A travers le jeu rigoureusement ordonnancé de ses natures mortes, un phénomène de la nature est là, saisi sur le vif, éternel et fantasque.
Ercole Pasini, janvier 2005
Un Théâtre d'objets / Jean Yves Cassar
Un théâtre d’objets (…. ) satisfait aux singulières expériences de Gilles Boudot.
Il se produit quelque chose qui dépasse, illimite et amplifie ces bizarres hiérarchies d’accessoires.
Des puissances inconnues s’emparent des objets qui simulaient une austère, une exacte inertie.
Il ne leur suffit plus d’être les élus de ces absurdes collections qui prolifèrent dans l’atelier : ils agissent.
Soumis à l’épreuve de l’opération photographique, le phénomène s’émeut, la matière se dénude, met à jour le démon au cœur de chaque chose. (…)
Jean Yves Cassar, avril 2003
Chants d'Expériences/ Philippe Jouanon
Gilles Boudot adopte et héberge des familles entières d’objets : de ces objets dont il rêvait déjà, sans le savoir vraiment, dans le parc solitaire de son enfance.
Commence alors l’apprivoisement, le nourrissage de ces nouveaux protégés, et pendant toute cette mise en cage, vont se tisser des liens, se distribuer les rôles d’une mise en scène à la fois scrupuleuse et fantasque.
Les photographies de Gilles Boudot sont comme les films, déroulés devant la lampe, d’un cinéma faussement muet.
En passant d’une séquence à l’autre, l’œil fait l’inventaire des phénomènes simples de la physique du temps ,du temps de la physique, du temps qui nous regardait tous grandir avec lui, en cachette.
Souffle l’air chaud dans la nuque des cornues ; gonflent les ballons, comme autant d’enfantements et d’enfantillages ; repose dans les cristallisoirs, avec les sels d’argent, notre mémoire d’Homme .
Philippe Jouanon, juillet 2003
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